La place des filles

Genève ou Versoix ?

Où sont les filles ? Cette question qui constitue le point de départ de notre enquête est aussi celle que se posent les travailleuses et travailleurs sociaux de la commune de Versoix. En effet, les TSHM (Travailleurs sociaux hors murs) et l’équipe d’animation du Rado, centre de rencontre jeunesse, relèvent la sous-représentation, voire la quasi-absence des filles dans l’espace public et au sein des espaces de rencontre qui leur sont proposés. Partant de ce constat, et dans un contexte social propice aux réflexions sur les égalités de genre, l’équipe de TSHM, la FASe (fondation genevoise pour l’animation socioculturelle) et le service de cohésion sociale, lors de leur rencontre tripartite annuelle, ont érigé la problématique de la place des filles au sein de la commune de Versoix comme un axe de travail à part entière. Si ce questionnement émane d’une volonté des professionel·le·s et non d’une demande formulée par les jeunes Versoisiennes elles-mêmes, c’est bien à ces dernières que nous avons voulu donner la parole.

Où sont les filles ? Certes elles ne sont pas nulle part et leur absence de l’espace public est toute relative. Après quelques semaines de doutes et de craintes face aux difficultés rencontrées pour accéder à une population peu visible, c’est finalement lors d’une soirée entre filles, organisée à l’occasion d’Halloween par l’équipe de TSHM, que nous avons pu établir un premier contact avec une poignée de jeunes femmes de Versoix. Au fil des rencontres et des entretiens, il ressort que les filles ont un usage différent de l’espace public que les garçons. En effet, celles-ci sont davantage mobiles que ces derniers et lorsqu’elles sont interrogées sur les lieux qu’elles fréquentent, Genève et son centre-ville apparaissent comme la destination privilégiée de l’essentiel des jeunes Versoisiennes rencontrées.

Au travers du discours de trois d’entre elles, notre article traite en particulier de cette question de mobilité vers l’extérieur de la commune chez les filles de Versoix et met en évidence trois logiques différentes qui soutiennent celle-ci : La mobilité pour se former, la mobilité pour occuper son temps libre et la mobilité pour fuir le contrôle social.

Portraits des jeunes filles rencontrées

Kelly, 17 ans.

Kelly vit à Versoix depuis qu’elle a environ 3 ans. Elle habite dans un immeuble avec ses parents à proximité de l’établissement scolaire Ami-Argand. Elle est en troisième année à l’école de commerce André-Chavanne à Genève.

Angela, 20 ans.

Angela a toujours vécu à la Pelotière avec ses parents, ses trois petites sœurs et son grand-frère. Après avoir fréquenté l’école de culture générale en filière socio-éducative, elle s’est réorientée vers l’école de commerce André-Chavanne et est actuellement en troisième année.

Yasmine, 19 ans.

Yasmine est originaire du canton de Fribourg. Elle a emménagé à Versoix il y a 4 ans dans le quartier de la Pelotière avec ses parents et ses deux petites sœurs. Elle fréquente actuellement l’école de commerce André-Chavanne et est en troisième année.

La mobilité pour se former


La formation pousse les jeunes vers les grandes villes

De manière générale, l’organisation de la scolarité amène les jeunes, quel que soit leur genre, à, progressivement, investir de nouveaux territoires [1]Deville, J. (2007). Investir de nouveaux territoires à l’adolescence. Sociétés et jeunesses en difficulté, 4, p. 5. En effet, si la scolarité primaire se passe généralement au sein ou à proximité du quartier d’habitation, les jeunes en grandissant sont amené·e·s à se déplacer de plus en plus pour se rendre à l’école. Ainsi, sur la commune de Versoix, on peut constater la présence de 5 écoles primaires, d’un unique cycle d’orientation, mais également l’absence de structure de formation de type secondaire II. Ainsi, le cycle d’orientation terminé, les jeunes de Versoix sont amené·e·s, pour poursuivre leur formation, à se déplacer dans des écoles à l’extérieur de la commune. Ils et elles investissent alors de nouveaux espaces qui deviennent le lieu de nouvelles rencontres et, comme nous le verrons, de nouveaux attraits et de nouvelles libertés. Il est important de préciser que ces nouveaux territoires ne se limitent de loin pas à l’établissement scolaire, mais intègrent un espace spatial et social plus large. Yasmine, Kelly et Angela relativisent même beaucoup la place que prend l’environnement scolaire. Si le petit groupe qu’elles constituent à elles trois s’y est formé, elles affirment que leur cercle d’ami·e·s est essentiellement composé “de potes de potes” extérieur·e·s à leur école et les lieux qu’elles fréquentent s’étendent sur une grande partie du centre-ville de Genève.

Habitudes de vie liées à la formation

Ces mêmes filles expliquent également que la scolarité n’a pas comme seul effet la mobilité, mais les amène également à passer davantage de temps à domicile. Toutes trois investies dans leur formation, elles ne sortent que peu en semaine afin de pouvoir étudier. De plus, la distance entre Versoix et Genève les décourage parfois à sortir voir leurs ami·e·s.

Là tu perds trop de temps dans les trajets, alors que si t’habites à 15 minutes de l’école, tu rentres, tu peux te changer, t’as le temps de te reposer. Et à Versoix rien du tout. Des fois je sors pas parce que je suis fatiguée. Alors que si j’habite en ville je me dis c’est bon je dors 2h et je sors après.

Angela

Il est à noter que le lieu de formation semble avoir une grande influence sur les lieux qu’investissent les jeunes ainsi que sur les nouvelles relations amicales qu’ils et elles tissent. Ainsi, si la grande majorité des jeunes Versoisiennes étant scolarisées à Genève se tournent vers la ville de Genève, d’autres, suivant un apprentissage dans le canton de Vaud par exemple investissent davantage cet espace-là.

Chemin venant du cycle des Colombières, Versoix, 12 novembre 2021

La mobilité pour occuper son temps libre

Autour du cycle des Colombières, Versoix, 16 novembre 2021

Un besoin d’activités concrètes

E

En abordant les questions liées à leur manière de s’occuper durant leur temps libre, les filles distinguent bien les activités qu’elles peuvent faire à Versoix, ou bien à Genève. Elles différencient également les activités concrètes et organisées des sorties sans autre but que de se retrouver entre ami·e·s. Elles disent très peu utiliser l’espace urbain pour se rencontrer entre elles. Si elles souhaitent le faire, elles vont plutôt s’inviter les unes chez les autres ou bien organiser une sortie. Julie Deville souligne notamment que les filles ont une autre manière d’utiliser cet espace que les garçons. Si ces derniers ont plutôt tendance à stationner en groupe dans la rue, les filles en revanche « ne font que passer, elles ne s’arrêtent jamais. » [2]Deville, J. (2007). Investir de nouveaux territoires à l’adolescence. Sociétés et jeunesses en difficulté, 4, p. 8. En effet, Angela, Yasmine et Kelly expliquent la possibilité qu’elles ont de se rencontrer dehors comme les garçons, mais ne montrent toutefois aucun intérêt à le faire.

Elles insistent sur le fait qu’elles ont besoin d’activités concrètes et qu’elles « ne sortent pas pour sortir ». Si elles n’ont pas de bonnes raisons de le faire, elles vont préférer s’occuper à la maison. Écouter de la musique, se maquiller ou bien encore cuisiner sont autant d’activités que certaines d’entre elles prennent plaisir à réaliser à domicile.

Alors moi, sortir pour sortir j’aime pas. Genre les garçons ils ont tendance à sortir, se regrouper tous ensemble, non. Non. Yasmine elle habite juste à côté de moi je pourrais très bien lui dire « Ouais Yasmine viens on sort et on reste en bas », mais non.

Angela

Bah du coup moi c’est la même chose que Angela. Je sors pas pour sortir, vraiment. J’aime bien rester chez moi et du coup durant mon temps libre, j’aime bien me maquiller, écouter de la musique, la pâtisserie. Vraiment je m’occupe à la maison. Si j’ai vraiment rien à faire dehors je vais vraiment pas sortir, je vais rester chez moi.

Yasmine
Place de Cornavin, Genève, 06 décembre 2021
Starbucks, Genève, 06 décembre 2021

Les sorties se font surtout à Genève

En ce qui concerne les sorties, une différence nette se fait entre Genève et Versoix. Il apparaît clairement pour les filles que leur commune n’offre que très peu de possibilités de loisirs : elles insistent en affirmant qu’il n’y a « rien » à Versoix.

Ce qu’elles dénoncent est dans un premier temps lié à un manque de « lieux de consommation » : bars, boîtes de nuit, restaurants, ou encore magasins. Hormis des magasins dits « alimentaires », rien de tout cela ne se trouve à Versoix. Certaines disent même s’y ennuyer tant il y a peu de choses à faire.

Bien que leurs déplacements se font essentiellement vers Genève, elles nuancent leurs propos en expliquant qu’il leur arrive aussi de sortir à Versoix. En été, elles profitent du beau temps pour aller au bord du lac et ainsi bronzer, nager, ou encore passer les soirées là-bas. Elles ajoutent également qu’il y a trois fitness à Versoix. Deux d’entre elles y sont inscrites et s’y rendent régulièrement, parfois seules ou parfois accompagnées.

Pourquoi pas Versoix ?

Quand on les questionne sur ce qu’elles font à Genève, elles nous expliquent qu’il y a « tout » à Genève : centres commerciaux, boîtes de nuit, bars, ou encore bord du lac. Sortir à Genève leur permet également d’entretenir leurs relations amicales. En effet, elles nous indiquent que leur ami·e·s ne viennent pas à Versoix en raison de la distance avec le centre-ville. C’est donc à elles de se déplacer si elles souhaitent passer du temps en leur compagnie.

Moi perso, je préfère aussi Genève, mais à Versoix, je pense que le seul truc à faire, c’est en été, le bord du lac, mais sinon la majorité des choses, c’est plutôt à Genève : les restaurants, je sais pas, si tu veux aller manger un MacDo un truc comme ça. Même les magasins. Enfin, ici on va pas faire notre shopping. Après, y a les magasins alimentaires : la Coop, Migros, Denner, mais sinon, c’est vraiment Genève.

Kelly

Dans un second temps, elles parlent des actions menées par les professionnel·le·s du travail social de Versoix. Qu’il s’agisse du Rado ou des accueils des TSHM, elles n’y vont pas, soit parce qu’elles n’y trouvent pas leur place, soit parce que les activités proposées ne les intéressent pas.

De plus, les jeunes filles nous ont fait part de leur besoin à disposer d’espaces non-mixtes, dans lesquels elles se sentent moins observées, moins jugées et ainsi plus libres d’agir comme bon leur semble. C’est d’ailleurs de cette manière qu’elles justifient leur demande d’organiser une soirée Halloween entre filles.

C’était Halloween, on s’est plus lâchées parce qu’on était entre filles donc. Mais c’est vrai que si on avait été plus entre filles et garçons, peut-être ça aurait changé notre façon de se dire : faut pas que je mette un short trop court, parce que sinon on va me regarder ou quelque chose qui pour eux serait une raison, trop dénudé, quelque chose comme ça. Alors que, bah pour les filles, on pense pas comme ça, en mode : ah elle a mis un petit short, c’est pour plaire ! Non, enfin, voilà.

Kelly

Elles disent être preneuses des projets menés avec les TSHM et les mobilisent parfois pour organiser des activités telles que la soirée Halloween à laquelle nous avons participé. Toutefois, elles ont partagé avec nous leur sentiment d’être mises en attente en comparaison des projets émanant des garçons. Yves Raibaud explique à ce sujet que lorsque les activités filles/garçons sont séparées, l’accent est davantage mis sur les activités masculines [3]Raibaud, Y. (2007). Genre et loisirs des jeunes. Empan, 65, 67–74, p. 70. Une plus grande importance est portée à celles-ci qu’aux activités féminines, ce qui explique peut-être le sentiment ressenti par Angela, Yasmine et Kelly. Ces dernières ont l’impression que les demandes des garçons sont davantage prises en considération, prennent plus d’ampleur et sont plus rapidement mises en place.

La mobilité pour fuir le contrôle social

« L’esprit villageois »

Le fait que les filles se déplacent à Genève ou ailleurs au lieu de rester à Versoix durant leur temps libre, peut également s’expliquer par le sentiment d’être « surveillées » par le voisinage. En effet, la sociologue Horia Kebabza nomme cet effet « l’esprit villageois », car celui-ci renvoie au fait que la dynamique et la proximité des habitant·e·s de la commune permet que tous et toutes se connaissent de près ou de loin comme dans un grand village [4]Kebabza, H. (2005). Les relations filles-garçons dans les « quartiers sensibles », Les Cahiers de Profession Banlieue, p. 69. C’est pourquoi l’auteur met en avant que cette disposition du territoire peut avoir un double effet sur les jeunes filles : un sentiment de protection, mais également de contrôle social se répercutant sur la réputation des personnes concernées. Ces deux aspects s’entrevoient dans le discours des trois jeunes filles interviewées : l’une d’entre elles explique que le quartier d’habitation où elle a grandi a un effet sécurisant, car celui-ci permet aux enfants d’évoluer dans un espace où tout le monde se connaît. Ainsi, elle raconte que lorsqu’elle se déplace dans Versoix, elle sait parfaitement par où passer et à qui elle a à faire quand elle croise des jeunes.

Place de la gare, Versoix, 1er novembre 2021
Place de Cornavin, Genève, 06 décembre 2021

Moi, mon quartier je dirais que c’est plutôt calme, j’habite dans un immeuble et on se connaît un peu tous, en tout cas de vue on sait à peu près qui est qui et depuis quand la personne elle habite là.

Kelly

« J’habite à la Pelotière et y a souvent un groupe de garçons qui reste là sur la place. Et du coup je fais exprès de passer par derrière encore une fois pour pas qu’ils se disent « Ah mais elle est rentrée maintenant, elle était où ? »

Angela

Mobilité comme stratégie de fuite, d’évitement

À l’inverse, cette forte interconnaissance entre habitant·e·s exprimée par l’idée “d’esprit de village” restreint également les jeunes filles dans leurs faits et gestes. De plus, selon Kebabza [5] Kebabza, H. (2005). Les relations filles-garçons dans les « quartiers sensibles », Les Cahiers de Profession Banlieue, p. 69 , l’architecture de certains quartiers peut accentuer cet effet de contrôle. En effet, nous avons pu observer de quelle manière les bâtiments de la Pelotière sont disposés : chaque barre d’immeuble est positionnée de manière à ce qu’une grande cour intérieure au quartier soit créée. De ce fait, chacun et chacune peut, depuis son balcon, voir qui entre ou sort de chez lui.

Ainsi, les jeunes filles mettent en place des stratégies, souvent inconscientes, pour éviter ce contrôle social. L’une d’entre elles est de laisser de côté leur lieu de vie investissant de nouveaux quartiers afin d’échapper à la surveillance et aux jugements du voisinage. Le relatif anonymat qu’elles peuvent trouver à Genève leur permet de se sentir plus libres de faire ce dont elles ont envie sans se soucier du regard des autres et des potentiels ragots qui peuvent s’ensuivre : ce qui se passe à Genève, reste à Genève. Ainsi, comme l’évoque Julie Deville [6]Deville, J. (2007). Investir de nouveaux territoires à l’adolescence. Sociétés et jeunesses en difficulté, 4, p. 9, cette mobilité leur donne la possibilité de s’émanciper de leur lieu de résidence d’origine et donc de vivre de nouvelles expériences.

Gare Cornavin, Genève, 06 décembre 2021

Trouver sa place à Versoix

Pour répondre à notre interrogation initiale qui questionnait l’absence des filles au sein de la ville de Versoix, nous avons constaté qu’elles investissent d’autres territoires. En effet, l’engagement dans une formation les conduit à découvrir de nouveaux environnements et faire de nouvelles rencontres. Ces espaces, attrayants par leur offre de loisirs et de lieux de consommation, accordent aux jeunes Versoisiennes davantage d’anonymat et ainsi de liberté afin de vivre leur jeunesse comme bon leur semble.  

Nous pouvons également relever que depuis de nombreuses années, le domaine du social se questionne sur la mixité des genres. En effet, à Versoix, certains dispositifs et lieux comme le sport pour tous ou le Rado ont été majoritairement investis par certains garçons qui se sont approprié ces espaces. Or, si les filles nous font part de leur envie de participer à des activités avec ceux-ci, elles expriment aussi le besoin de disposer d’espaces qui leur sont propres. Certaines activités plus exposées aux regards et aux jugements des garçons gagneraient en intérêt d’être organisées en non-mixité comme les activités sportives. De plus, les filles sont preneuses de moments conviviaux exclusivement féminins à l’image des accueils proposés par le Rado ou les TSHM qui sont, par la force des choses, surinvestis par les garçons.

Ainsi, s’il nous semble important de réfléchir à la manière de favoriser la mixité, nous pensons qu’il est par ailleurs nécessaire d’assumer une non-mixité répondant à un réel besoin et à une demande explicite des filles.


Réalisation

Rodolphe Balmer – HETSL
Keria Ducommun – HETS Genève
Laura Hominal – HETS Genève
Céline Roch – HETS Genève

References

References
1 Deville, J. (2007). Investir de nouveaux territoires à l’adolescence. Sociétés et jeunesses en difficulté, 4, p. 5
2 Deville, J. (2007). Investir de nouveaux territoires à l’adolescence. Sociétés et jeunesses en difficulté, 4, p. 8
3 Raibaud, Y. (2007). Genre et loisirs des jeunes. Empan, 65, 67–74, p. 70
4 Kebabza, H. (2005). Les relations filles-garçons dans les « quartiers sensibles », Les Cahiers de Profession Banlieue, p. 69
5 Kebabza, H. (2005). Les relations filles-garçons dans les « quartiers sensibles », Les Cahiers de Profession Banlieue, p. 69
6 Deville, J. (2007). Investir de nouveaux territoires à l’adolescence. Sociétés et jeunesses en difficulté, 4, p. 9